Allocution
de M. Nicolas SARKOZY, Président
de la République Française, prononcée à l'Université de
Dakar.
Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple
sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi
de remercier l'université de Dakar qui me permet pour
la première fois de m'adresser à l'élite
de la jeunesse africaine en tant que Président de la République
française.
Je suis venu vous parler avec la franchise et
la sincérité que
l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte.
J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.
Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les
liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette
amitié est forte et sincère. C'est pour cela que
j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de
la France à l'Afrique toute entière.
Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui
sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la
même langue, qui n'ont pas la même religion, qui
n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même
culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant
se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside
le premier mystère de l'Afrique.
Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent
meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes
tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs,
qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui
pourtant vous reconnaissez comme frères, frères
dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères
dans la révolte, frères dans l'espérance,
frères dans le sentiment que vous éprouvez d'une
destinée commune, frères à travers cette
foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine,
foi qui se transmet de génération en génération
et que l'exil lui-même ne peut effacer.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous
sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de
mes pleurs.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer
sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains.
Que feriez-vous,
fière jeunesse africaine de ma pitié ?
Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne
s'efface pas.
Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a
eu des fautes et il y a eu des crimes.
Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage,
les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus
comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime
contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut
un crime contre l'humanité toute entière.
Et l'homme noir qui éternellement « entend de la
cale monter les malédictions enchaînées,
les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux
qu'on jette à la mer ». Cet homme noir qui ne peut
s'empêcher de se répéter sans fin « Et
ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes
brutes ». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar,
a le visage de tous les hommes du monde.
Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle
pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens
de l'être
humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation
générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est
la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans
l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme
de tous les hommes.
Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui
d'expier ce crime perpétré par les générations
passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir
des fautes de leurs pères.
Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler
de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite
et l'esclavage
comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous
dire que votre déchirure et votre souffrance sont les
nôtres et sont donc les miennes.
Je suis venu vous proposer de regarder ensemble,
Africains et Français, au-delà de cette déchirure et
au-delà de cette souffrance.
Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique,
non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être
oubliées, mais de les dépasser.
Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique,
non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons
afin de regarder ensemble l'avenir.
Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre
histoire commune.
L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre
malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant
qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens
sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la
terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues,
les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos
pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire,
ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères
de leur passé, ils leur ont arraché leur âme
et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.
Ils ont eu tort.
Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse
de l'âme
africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs,
qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient
le progrès, qu'ils étaient la civilisation.
Ils ont eu tort.
Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils
ont voulu le façonner à leur
image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru
qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les
dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine,
plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient
tissés patiemment pendant des millénaires avec
le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères
qui venaient du fond des âges.
Ils ont eu tort.
Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un
imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse
ancestrale.
Ils ont eu tort.
Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils
ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture
aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir,
pour échanger, pour partager, il faut être assuré de
son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face
au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir
confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par
se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.
Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est
servi, il a exploité,
il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient
pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité,
de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.
Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il
a aussi donné.
Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des
dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des
terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son
savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient
pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.
Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais
il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient
remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire
le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères.
Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation.
Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de
la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes
bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante,
car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes
qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans
voir qu'ils semaient la révolte et la haine.
La colonisation n'est pas responsable de toutes
les difficultés
actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres
sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas
responsable des génocides. Elle n'est pas responsable
des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle
n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication.
Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.
Mais la colonisation fut une grande faute qui
fut payée
par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout
donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait
autant.
La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez
le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son
cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur
la haine des autres.
La colonisation fut une grande faute mais de
cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette
idée me tient particulièrement à cœur.
La colonisation fut une faute qui a changé le destin
de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés.
Et ce destin commun a été scellé par le
sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.
Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour
sa liberté.
Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.
Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait
pas été commise.
Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.
Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation
a transformé l'homme
africain et l'homme européen.
Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus
vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers
de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur
et dans l'âme de l'Afrique.
Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort
de se croire supérieure à celle de vos ancêtres,
mais désormais la civilisation européenne vous
appartient aussi.
Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation
de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie
de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux
au monde.
Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui
vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est
un enfermement, la pureté est une intolérance.
La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.
Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame
de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de
son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est
de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident
qui s'est mis à l'école de l'Afrique.
L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence
de l'Afrique a contribué à changer non seulement
l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme,
de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière
de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.
Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame
de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait
imperméable à la logique et à la raison.
Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme
européen.
C'est en puisant dans l'imaginaire africain que
vous ont légué vos
ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes,
dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis
l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération
en génération que vous trouverez l'imagination
et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre,
un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre,
où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique
d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.
Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte
des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent
pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote
au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent
l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages
face à la déshumanisation et à l'aplatissement
du monde.
Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve
le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre
de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis
des millénaires.
Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces
deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et
votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou
non d'en faire la synthèse.
Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en
vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses,
deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de
l'Afrique et celle
de l'Europe.
Je suis venu vous dire que cette part africaine
et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner
des leçons.
Je ne suis pas venu vous faire la morale.
Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe
qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil
de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas
indigne.
Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation
et de la justice et de l'égalité entre les femmes
et les hommes.
Car elle est l'appel à la raison et à la conscience
universelles.
Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain
n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis
des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal
de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît
que l'éternel recommencement du temps rythmé par
la répétition sans fin des mêmes gestes et
des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y
a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée
de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse
de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste
immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit
d'avance.
Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne
lui vient à l'idée de sortir de la répétition
pour s'inventer un destin.
Le problème de l'Afrique et permettez à un ami
de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de
l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de
puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter
et d'épouser sa propre histoire.
Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours
répéter, de toujours ressasser, de se libérer
du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience
que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra
pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.
Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent
dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.
Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle
juge le présent par rapport à une pureté des
origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer
ressusciter.
Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer
un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter
le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens
qui lui soient propres.
Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer
au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment
se répéter, mais de vouloir se donner les moyens
de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme
tous les autres continents du monde.
Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même
sans rester immobile.
Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder
son accession à l'universel non comme un reniement de
ce qu'elle est mais comme un accomplissement.
Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir
l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans
toutes les civilisations humaines.
C'est de s'approprier les droits de l'homme,
la démocratie,
la liberté, l'égalité, la justice comme
l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous
les hommes.
C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme
le produit de toute l'intelligence humaine.
Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations,
de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder
leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que
l'enfermement est mortel.
Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation
au grand métissage de l'esprit humain.
La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son
sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne
pas participer assez à ce
grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce
désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable.
Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle
en se métissant à son tour. Ce métissage,
quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement,
est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment
où émerge la première civilisation mondiale.
La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation,
au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en
leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs
et les mentalités africaines à l'universel et à l'histoire.
Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler
votre avenir par ceux qui ne savent opposer à l'intolérance que
l'intolérance, au racisme que le racisme.
Ne vous laissez pas, jeunes d'Afrique, voler
votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d'une histoire
qui vous appartient
aussi parce qu'elle fut l'histoire douloureuse de vos parents,
de vos grands-parents et de vos aïeux.
N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent faire
sortir l'Afrique de l'histoire au nom de la tradition parce qu'une
Afrique ou plus rien ne changerait serait de nouveau condamnée à la
servitude.
N'écoutez pas, jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous
empêcher de prendre votre part dans l'aventure humaine,
parce que sans vous, jeunes d'Afrique qui êtes la jeunesse
du monde, l'aventure humaine sera moins belle.
N'écoutez pas jeunes d'Afrique, ceux qui veulent vous
déraciner, vous priver de votre identité, faire
table rase de tout ce qui est africain, de toute la mystique,
la religiosité, la sensibilité, la mentalité africaine,
parce que pour échanger il faut avoir quelque chose à donner,
parce que pour parler aux autres, il faut avoir quelque chose à leur
dire.
Ecoutez plutôt, jeunes d'Afrique, la grande voix du Président
Senghor qui chercha toute sa vie à réconcilier
les héritages et les cultures au croisement desquels les
hasards et les tragédies de l'histoire avaient placé l'Afrique.
Il disait, lui l'enfant de Joal, qui avait été bercé par
les rhapsodies des griots, il disait : « nous sommes des
métis culturels, et si nous sentons en nègres,
nous nous exprimons en français, parce que le français
est une langue à vocation universelle, que notre message
s'adresse aussi aux Français et aux autres hommes ».
Il disait aussi : « le français nous a fait don
de ses mots abstraits -si rares dans nos langues maternelles.
Chez nous les mots sont naturellement nimbés d'un halo
de sève et de sang ; les mots du français eux rayonnent
de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent
notre nuit ».
Ainsi parlait Léopold Senghor qui fait honneur à tout
ce que l'humanité comprend d'intelligence. Ce grand poète
et ce grand Africain voulait que l'Afrique se mit à parler à toute
l'humanité et lui écrivait en français des
poèmes pour tous les hommes.
Ces poèmes étaient des chants qui parlaient, à tous
les hommes, d'êtres fabuleux qui gardent des fontaines,
chantent dans les rivières et qui se cachent dans les
arbres.
Des poèmes qui leur faisaient entendre les voix des morts
du village et des ancêtres.
Des poèmes qui faisaient traverser des forêts de
symboles et remonter jusqu'aux sources de la mémoire ancestrale
que chaque peuple garde au fond de sa conscience comme l'adulte
garde au fond de la sienne le souvenir du bonheur de l'enfance.
Car chaque peuple a connu ce temps de l'éternel présent,
où il cherchait non à dominer l'univers mais à vivre
en harmonie avec l'univers. Temps de la sensation, de l'instinct,
de l'intuition. Temps du mystère et de l'initiation. Temps
mystique où le sacré était partout, où tout était
signes et correspondances. C'est le temps des magiciens, des
sorciers et des chamanes. Le temps de la parole qui était
grande, parce qu'elle se respecte et se répète
de génération en génération, et transmet,
de siècle en siècle, des légendes aussi
anciennes que les dieux.
L'Afrique a fait se ressouvenir à tous les peuples de
la terre qu'ils avaient partagé la même enfance.
L'Afrique en a réveillé les joies simples, les
bonheurs éphémères et ce besoin, ce besoin
auquel je crois moi-même tant, ce besoin de croire plutôt
que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de
raisonner, ce besoin d'être en harmonie plutôt que
d'être en conquête.
Ceux qui jugent la culture africaine arriérée,
ceux qui tiennent les Africains pour de grands enfants, tous
ceux-là ont oublié que la Grèce antique
qui nous a tant appris sur l'usage de la raison avait aussi ses
sorciers, ses devins, ses cultes à mystères, ses
sociétés secrètes, ses bois sacrés
et sa mythologie qui venait du fond des âges et dans laquelle
nous puisons encore, aujourd'hui, un inestimable trésor
de sagesse humaine.
L'Afrique qui a aussi ses grands poèmes dramatiques et
ses légendes tragiques, en écoutant Sophocle, a
entendu une voix plus familière qu'elle ne l'aurait crû et
l'Occident a reconnu dans l'art africain des formes de beauté qui
avaient jadis été les siennes et qu'il éprouvait
le besoin de ressusciter.
Alors entendez, jeunes d'Afrique, combien Rimbaud
est africain quand il met des couleurs sur les voyelles comme
tes ancêtres
en mettaient sur leurs masques, « masque noir, masque rouge,
masque blanc–et-noir ».
Ouvrez les yeux, jeunes d'Afrique, et ne regardez
plus, comme l'ont fait trop souvent vos aînés, la civilisation
mondiale comme une menace pour votre identité mais la
civilisation mondiale comme quelque chose qui vous appartient
aussi.
Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle
une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et
que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors
commencera ce que j'appelle de mes vœux, la Renaissance
africaine.
Dès lors que vous proclamerez que l'homme africain n'est
pas voué à un destin qui serait fatalement tragique
et que, partout en Afrique, il ne saurait y avoir d'autre but
que le bonheur, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous, jeunes d'Afrique, vous déclarerez
qu'il ne saurait y avoir d'autres finalités pour une politique
africaine que l'unité de l'Afrique et l'unité du
genre humain, alors commencera la Renaissance africaine.
Dès lors que vous regarderez bien en face la réalité de
l'Afrique et que vous la prendrez à bras le corps, alors
commencera la Renaissance africaine. Car le problème de
l'Afrique, c'est qu'elle est devenue un mythe que chacun reconstruit
pour les besoins de sa cause.
Et ce mythe empêche de regarder en face la réalité de
l'Afrique.
La réalité de l'Afrique, c'est une démographie
trop forte pour une croissance économique trop faible.
La réalité de l'Afrique, c'est encore trop de famine,
trop de misère.
La réalité de l'Afrique, c'est la rareté qui
suscite la violence.
La réalité de l'Afrique, c'est le développement
qui ne va pas assez vite, c'est l'agriculture qui ne produit
pas assez, c'est le manque de routes, c'est le manque d'écoles,
c'est le manque d'hôpitaux.
La réalité de l'Afrique, c'est un grand gaspillage
d'énergie, de courage, de talents, d'intelligence.
La réalité de l'Afrique, c'est celle d'un grand
continent qui a tout pour réussir et qui ne réussit
pas parce qu'il n'arrive pas à se libérer de ses
mythes.
La Renaissance dont l'Afrique a besoin, vous seuls, Jeunes d'Afrique,
vous pouvez l'accomplir parce que vous seuls en aurez la force.
Cette Renaissance, je suis venu vous la proposer.
Je suis venu vous la proposer pour que nous l'accomplissions
ensemble parce
que de la Renaissance de l'Afrique dépend pour une large
part la Renaissance de l'Europe et la Renaissance du monde.
Je sais l'envie de partir qu'éprouvent un si grand nombre
d'entre vous confrontés aux difficultés de l'Afrique.
Je sais la tentation de l'exil qui pousse tant
de jeunes Africains à aller
chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas ici pour faire vivre
leur famille.
Je sais ce qu'il faut de volonté, ce qu'il faut de courage
pour tenter cette aventure, pour quitter sa patrie, la terre
où l'on est né, où l'on a grandi, pour laisser
derrière soi les lieux familiers où l'on a été heureux,
l'amour d'une mère, d'un père ou d'un frère
et cette solidarité, cette chaleur, cet esprit communautaire
qui sont si forts en Afrique.
Je sais ce qu'il faut de force d'âme pour affronter le
dépaysement, l'éloignement, la solitude.
Je sais ce que la plupart d'entre eux doivent
affronter comme épreuves,
comme difficultés, comme risques.
Je sais qu'ils iront parfois jusqu'à risquer leur vie
pour aller jusqu'au bout de ce qu'ils croient être leur
rêve.
Mais je sais que rien ne les retiendra.
Car rien ne retient jamais la jeunesse quand
elle se croit portée
par ses rêves.
Je ne crois pas que la jeunesse africaine ne
soit poussée à partir
que pour fuir la misère.
Je crois que la jeunesse africaine s'en va parce
que, comme toutes les jeunesses, elle veut conquérir
le monde.
Comme toutes les jeunesses, elle a le goût
de l'aventure et du grand large.
Elle veut aller voir comment on vit, comment
on pense, comment on travaille, comment on étudie ailleurs.
L'Afrique n'accomplira pas sa Renaissance en coupant les ailes
de sa jeunesse. Mais l'Afrique a besoin de sa jeunesse.
La Renaissance de l'Afrique commencera en apprenant à la
jeunesse africaine à vivre avec le monde, non à le
refuser.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment
que le monde lui appartient comme à toutes les jeunesses
de la terre.
La jeunesse africaine doit avoir le sentiment que tout deviendra
possible comme tout semblait possible aux hommes de la Renaissance.
Alors, je sais bien que la jeunesse africaine,
ne doit pas être
la seule jeunesse du monde assignée à résidence.
Elle ne peut pas être la seule jeunesse du monde qui n'a
le choix qu'entre la clandestinité et le repliement sur
soi.
Elle doit pouvoir acquérir, hors d'Afrique la compétence
et le savoir qu'elle ne trouverait pas chez elle.
Mais elle doit aussi à la terre africaine de mettre à son
service les talents qu'elle aura développés. Il
faut revenir bâtir l'Afrique ; il faut lui apporter le
savoir, la compétence le dynamisme de ses cadres. Il faut
mettre un terme au pillage des élites africaines dont
l'Afrique a besoin pour se développer.
Ce que veut la jeunesse africaine c'est de ne
pas être à la
merci des passeurs sans scrupules qui jouent avec votre vie.
Ce que veut la jeunesse d'Afrique, c'est que
sa dignité soit
préservée.
C'est pouvoir faire des études, c'est pouvoir travailler,
c'est pouvoir vivre décemment. C'est au fond, ce que veut
toute l'Afrique. L'Afrique ne veut pas de la charité.
L'Afrique ne veut pas d'aide. L'Afrique ne veut pas de passe-droit.
Ce que veut l'Afrique et ce qu'il faut lui donner,
c'est la solidarité, la compréhension et le respect.
Ce que veut l'Afrique, ce n'est pas que l'on
prenne son avenir en main, ce n'est pas que l'on pense à sa place, ce n'est
pas que l'on décide à sa place.
Ce que veut l'Afrique est ce que veut la France,
c'est la coopération,
c'est l'association, c'est le partenariat entre des nations égales
en droits et en devoirs.
Jeunesse africaine, vous voulez la démocratie, vous voulez
la liberté, vous voulez la justice, vous voulez le Droit
? C'est à vous d'en décider. La France ne décidera
pas à votre place. Mais si vous choisissez la démocratie,
la liberté, la justice et le Droit, alors la France s'associera à vous
pour les construire.
Jeunes d'Afrique, la mondialisation telle qu'elle
se fait ne vous plaît pas. L'Afrique a payé trop cher le mirage
du collectivisme et du progressisme pour céder à celui
du laisser-faire.
Jeunes d'Afrique vous croyez que le libre échange est
bénéfique mais que ce n'est pas une religion. Vous
croyez que la concurrence est un moyen mais que ce n'est pas
une fin en soi. Vous ne croyez pas au laisser-faire. Vous savez
qu'à être trop naïve, l'Afrique serait condamnée à devenir
la proie des prédateurs du monde entier. Et cela vous
ne le voulez pas. Vous voulez une autre mondialisation, avec
plus d'humanité, avec plus de justice, avec plus de règles.
Je suis venu vous dire que la France la veut aussi. Elle veut
se battre avec l'Europe, elle veut se battre avec l'Afrique,
elle veut se battre avec tous ceux, qui dans le monde, veulent
changer la mondialisation. Si l'Afrique, la France et l'Europe
le veulent ensemble, alors nous réussirons. Mais nous
ne pouvons pas exprimer une volonté à votre place.
Jeunes d'Afrique, vous voulez le développement,
vous voulez la croissance, vous voulez la hausse du niveau
de vie.
Mais le voulez-vous vraiment ? Voulez-vous que
cessent l'arbitraire, la corruption, la violence ? Voulez-vous
que la propriété soit
respectée, que l'argent soit investi au lieu d'être
détourné ? Voulez-vous que l'État se remette à faire
son métier, qu'il soit allégé des bureaucraties
qui l'étouffent, qu'il soit libéré du parasitisme,
du clientélisme, que son autorité soit restaurée,
qu'il domine les féodalités, qu'il domine les corporatismes
? Voulez-vous que partout règne l'État de droit
qui permet à chacun de savoir raisonnablement ce qu'il
peut attendre des autres ?
Si vous le voulez, alors la France sera à vos côtés
pour l'exiger, mais personne ne le voudra à votre place.
Voulez-vous qu'il n'y ait plus de famine sur la terre africaine
? Voulez-vous que, sur la terre africaine, il n'y ait plus jamais
un seul enfant qui meure de faim ? Alors cherchez l'autosuffisance
alimentaire. Alors développez les cultures vivrières.
L'Afrique a d'abord besoin de produire pour se nourrir. Si c'est
ce que vous voulez, jeunes d'Afrique, vous tenez entre vos mains
l'avenir de l'Afrique, et la France travaillera avec vous pour
bâtir cet avenir.
Vous voulez lutter contre la pollution ? Vous
voulez que le développement soit durable ? Vous voulez que les générations
actuelles ne vivent plus au détriment des générations
futures ? Vous voulez que chacun paye le véritable coût
de ce qu'il consomme ? Vous voulez développer les technologies
propres ? C'est à vous de le décider. Mais si vous
le décidez, la France sera à vos côtés.
Vous voulez la paix sur le continent africain
? Vous voulez la sécurité collective ? Vous voulez le règlement
pacifique des conflits ? Vous voulez mettre fin au cycle infernal
de la vengeance et de la haine ? C'est à vous, mes amis
africains, de le décider . Et si vous le décidez,
la France sera à vos côtés, comme une amie
indéfectible, mais la France ne peut pas vouloir à la
place de la jeunesse d'Afrique.
Vous voulez l'unité africaine ? La France le souhaite
aussi.
Parce que la France souhaite l'unité de l'Afrique, car
l'unité de l'Afrique rendra l'Afrique aux Africains.
Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est
regarder en face les réalités. C'est faire la politique des
réalités et non plus la politique des mythes.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est
le co-développement,
c'est-à-dire le développement partagé.
La France veut avec l'Afrique des projets communs,
des pôles
de compétitivité communs, des universités
communes, des laboratoires communs.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est élaborer
une stratégie commune dans la mondialisation.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est
une politique d'immigration négociée ensemble, décidée
ensemble pour que la jeunesse africaine puisse être accueillie
en France et dans toute l'Europe avec dignité et avec
respect.
Ce que la France veut faire avec l'Afrique, c'est
une alliance de la jeunesse française et de la jeunesse
africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur.
Ce que veut faire la France avec l'Afrique, c'est
préparer
l'avènement de l'Eurafrique, ce grand destin commun qui
attend l'Europe et l'Afrique.
A ceux qui, en Afrique, regardent avec méfiance ce grand
projet de l'Union Méditerranéenne que la France
a proposé à tous les pays riverains de la Méditerranée,
je veux dire que, dans l'esprit de la France, il ne s'agit nullement
de mettre à l'écart l'Afrique, qui s'étend
au sud du Sahara mais, qu'au contraire, il s'agit de faire de
cette Union le pivot de l'Eurafrique, la première étape
du plus grand rêve de paix et de prospérité qu'Européens
et Africains sont capables de concevoir ensemble.
Alors, mes chers Amis, alors seulement, l'enfant noir de Camara
Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine,
saura et comprendra qu'il peut lever la tête et regarder
avec confiance l'avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye,
il sentira réconciliées en lui les deux parts
de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous
les autres hommes de l'humanité.
Je vous remercie.